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HISTOIRE VRAIE, Vaudeville à la Morgue

Vaudeville à la Morgue (Serge Senftlé)

 

 Ma chère belle mère, Solange (mère de ma femme) décédée en 2002 se trouvait déjà à la morgue de l’hôpital avant que sa sœur Huguette, ne se déplaçant qu’en fauteuil roulant, puisse venir lui rendre hommage. Leur relation était très fusionnelle, elles se vouaient une vraie passion l’une pour l’autre.

Ma femme et moi obtenons une dérogation pour venir avec elle, à titre très exceptionnel et ce, dans la plus grande discrétion,  afin de lui rendre une dernière visite dans ce lieu si sympathique.

Deux jeunes infirmières stagiaires, dont cela n’était pas du tout la fonction, nous accueillent à la morgue, dans les sous-sols de l’hôpital. Elles ouvrent un grand casier qui contient trois corps et extirpent ma belle mère du casier du milieu. Elles positionnent les roulettes, font glisser le chariot en inox sur lequel repose la défunte et nous autorisent à rester quinze minutes à la contempler ainsi pour ne pas que le corps se réchauffe trop à la chaleur ambiante. Puis elles s’éclipsent.Trop contents de pouvoir satisfaire la demande d’Huguette, je la laisse parler à Solange :

– Ah, ma Solange, ma Solange, nous avons vécu tellement de choses ensemble. Rodolphe, tu vois comme elle est belle. Je veux l’embrasser pour un dernier adieu. Je veux t’embrasser ma Solange.

J’approche son fauteuil roulant. Elle essaie de se pencher mais ça reste encore trop loin pour qu’elle puisse accomplir son souhait. Alors elle se lève, prend appui avec ses deux mains sur le chariot en inox dont les stagiaires n’avaient pas serré le frein, et, devant subitement tant de poids mal réparti, le chariot en inox valdingue par terre avec grand fracas, emportant dans son élan le corps de la malheureuse Solange stoppé net dans sa chute par le carrelage froid de la morgue.

Evidemment, panique à bord. Ma femme, la fille de la défunte, se met à hurler dans le couloir. Les deux stagiaires arrivent à la rescousse. La première entre et, en voyant le tableau pitoyable, tombe directement dans les pommes. Bon, bon, c’est bien parti la visite en catimini !

–  Ma Solange, je t’ai tuée ! Ma Solange, je t’ai tuée une deuxième fois !  hurlait sa sœur Huguette, éberluée et choquée. Il faut dire qu’on le serait à moins ! La  deuxième stagiaire se met à trembler comme une feuille en voyant le cadavre étendu par terre :

– Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se passe ?Je ne réponds pas et décide de prendre les opérations en main. Pour commencer, j’assène quatre claques à la première stagiaire pour qu’elle se remette de ses émotions et  nous aide à remettre le corps sur le chariot. Une fois debout, nos huit bras ne sont pas de trop pour ramasser la pauvre Solange et la positionner  à nouveau correctement avant de la glisser dans son casier.

A ce moment-là, on voit le cadavre d’une vieille dame, placée dans le casier du bas, dont l’œil était resté ouvert  et qui semblait contempler notre pathétique scénario.Les infirmières, livides et prêtes à nouveau à défaillir, imaginent aussi les conséquences pour elles, au cas où nous aurions porté plainte auprès de l’hôpital pour personnel incompétent.

Je  les rassure :

– Ne vous inquiétez pas, ça va bien se passer, il n’y aura pas de suite, personne n’a rien vu !Et nous repartons sur le champ à toute allure dans les couloirs des sous-sols puis du rez-de-chaussée de l’hôpital, en poussant le fauteuil roulant d’Huguette qui, toujours sous le choc, continue à hurler à qui veut bien l’entendre :

– J’ai tué ma sœur, j’ai tué ma sœur une deuxième fois !

Une visite comme on nous l’avait demandée : en toute discrétion…

Histoire vraie

 

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ritdelaban

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