Vie culturelle

Loan de Fontbrune une historienne de l’art

Les premiers photographes au Viet Nam

En coédition avec l’ASOMSous la direction de Loan de Fontbrune
Cet ouvrage est le fruit d’une rencontre : celle de photographes français précurseurs de leur art avec le Viêt Nam du XIXe siècle. Cochinchine, Tonkin, Annam : des régions alors méconnues dont Gsell, Hocquard, Dieulefils… sauront saisir avec acuité la société aujourd’hui disparue.
Les bords de la Rivière de Saïgon en 1880, l’empereur Thành Thái vers 1897, le tombeau du roi Thiêu Tri… Au fil de cent cinquante et une photographies réunies pour la première fois par l’Académie des sciences d’outre-mer, c’est à un voyage dans le temps que nous voici conviés à travers l’objectif de ces précurseurs.Un voyage dans le temps passé que les chercheurs du temps présent ont su, avec passion, réveiller pour nous, confirmant au passage que le pouvoir mystérieux de la photographie demeure intact…

Ouvrage disponible chez RIVENEUVE EDITIONS

Adresse : 85 Rue de Gergovie, 75014 Paris

Téléphone : 01 45 42 23 85

LES « BLEUS DE HUE» du début du XVIIIème au XIXème siècle

Par Loan de Fontbrune

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( Texte initialement paru aux éditions « Cercle d’Art » en 1995, revu et corrigé).

La dénomination « bleu de Hué » est attribuée à des porcelaines décorées en bleu sous couverte, fabriquées en Chine à partir du début du XVIIIème siècle, à l’usage de la Cour du Việt Nam.

Le Việt Nam devait, selon la coutume, porter des tributs aux empereurs chinois. En contrepartie, les rois et les mandarins vietnamiens pouvaient commander à la manufacture impériale de Jingdezhen, dans la province du Jiangxi, des porcelaines d’après les modèles remis aux ambassadeurs se rendant à Pékin.

Cette porcelaine dite « d’ambassade » comporte deux grandes catégories :

– des porcelaines de commande d’inspiration vietnamienne dans les formes et les décors, et d’exécution chinoise ;

– des porcelaines de Chine offertes comme cadeaux diplomatiques au pays tributaire.bol bleu hue

Ces pièces exceptionnelles et rares sont d’une exécution parfaite à tous les points de vue : forme impeccable, dessins très soignés, caractères chinois artistiquement tracés. Les motifs, puisés à la source chinoise, sont nombreux et variés : objets symboliques taoïstes ou bouddhiques, végétaux, fleurs et fruits, généralement associés à un animal (orchidées et papillons, lotus et crabes, pruniers et daims…), paysages où sont retracées des scènes historiques ou légendaires, animaux mythiques (le dragon à cinq griffes, emblème du roi ; le phénix, emblème de la reine ; la licorne, emblème du prince héritier, et la tortue qui symbolise la longévité).

Datant de l’époque des rois Lê (qui règnent mais ne gouvernent plus) et des seigneurs Trịnh qui exercent le pouvoir effectif au nord (notamment Trịnh Sâm 1767-1782), les porcelaines un peu lourdes , au blanc très pur, au bleu de cobalt intense portent sur leur base les caractères chinois Nội Phủ Thị…« résidence intérieure ». Certaines de ces porcelaines sont destinées au Nội Phủ Thị Trung (résidence du centre), d’autres au Nội Phủ Thị Hữu (résidence de droite), Nội Phủ Thị Bắc (résidence du nord), Nội Phủ Thị Nam (résidence du sud), Nội Phủ Thị Đông (résidence de l’est) , d’autres enfin au Nội Phủ Thị Đoài (résidence de l’ouest) . Cette dernière marque est inscrite en relief sur fond blanc, les autres étant tracées en bleu sous couverte.

Les porcelaines portant les inscriptions Khánh Xuân ou Khánh Xuân Thị Tả, avec des décors de dragons et de licornes qui entourent le caractère « longévité », servaient au culte des ancêtres des seigneurs Trịnh.bol bleu de hué

En 1771 commence la révolte des frères Tây Sơn originaires du Bình Định, dans le centre du Việt Nam, contre les seigneurs Nguyễn qui gouvernent au Sud.   Nguyễn Huệ, l’un des trois frères, se proclame roi sous le nom de Quang Trung à Phú Xuân (Huế) en 1788, après avoir pris Thăng Long (Hà Nội) et provoqué la chute des Trnh et des Lê. En 1789, fort de sa grande victoire sur l’armée chinoise des Qing qui avait envahi le pays, Quang Trung envoie des ambassades auprès de l’empereur Qianlong (1736-1795). De ces missions en Chine ont été rapportées des porcelaines parfois craquelées et cerclées de cuivre, ornées de poèmes illustrant le décor, écrits en caractères chinois ou nôm (système sinisant de transcription de la langue vietnamienne remontant  au XIIIème siècle). Sous le règne du roi Quang Trung soucieux de forger un sentiment national affranchi de l’influence chinoise, le nôm, langue du peuple, se substitua au chinois classique.

A la même époque, d’autres marques destinées à une plus large diffusion, telles que Ngoạn « bibelot », Ngọc « jade », Ngoạn ngọc « bibelot de jade », Chính ngọc « vrai jade », Mỹ ngọc « beau jade », Ngọc lâu « pavillon de jade », Nhã ngọc ou Nhã ngoạn « élégant jade ou bibelot», Ngọc trân, Trân ngọc ou Trân ngoạn « jade, bibelot précieux », Thanh ngoạn « pur bibelot »…constituent des appréciations flatteuses par la comparaison de la porcelaine à la plus précieuse des matières. Ces marques proviennent d’ateliers différents, actifs jusqu’au XIXème siècle.

L’interrègne des Tây Sơn est de courte durée. Quang Trung meurt en 1792. Le prince Nguyễn Ánh entreprend alors la reconquête du pays qu’il réunifie en 1802, fondant à Huế la dynastie des Nguyễn qui s’achèvera en 1945 avec l’abdication de l’empereur Bảo Đại.

Sous le règne des Nguyễn, les pièces d’ambassade sont datées d’après un système composé de dix « troncs célestes » et de douze « branches terrestres » qui, par combinaison, donnent un cycle de 60 unités servant à numéroter les années.

Règne de Gia Long (1802-1820) : on trouve les marques Gia Long niên tạo « fait sous le règne de Gia Long » ; Giáp Tý,  Giáp Tý niên chế « fait en l’année Giáp Tý » (soit 1804), Mậu Thìn…(1808), Kỷ Tỵ…(1809), Canh Ngọ…(1810) ; Kỷ Mão, Kỷ Mão niên chế, Kỷ Mão ngự chế « fait par ordre royal en l’année  Kỷ Mão » (1819).

Règne de Minh Mạng (1820-1841) : marques Minh Mạng niên tạo, Minh Mạng niên chế ; Canh Thìn, Canh Thìn niên chế (1820), Tân Tỵ…(1821), Nhâm Ngọ…(1822), Giáp Thân…(1824) ; Ất Dậu,  Ất Dậu niên chế, Ất Dậu niên tạo (1825) ; Bính Tuất, Bính Tuất niên chế (1826), Đinh Hợi…(1827), Mậu Tý…(1828) ; Canh Dần, Canh Dần niên chế (1830) ; Bính Thân (1836).

Règne de Thiệu Trị (1841-1847) : marques Thiệu Trị niên tạo, Thiệu Trị niên chế ; Tân Sửu, Tân Sửu niên chế (1841) ; Ất Ty, Ất Ty niên chế (1845) ; Đinh Mùi (1847).

Règne de Tự Đức  (1848-1883) : marques Tự Đức, Tự Đức niên tạo, Tự Đức niên chế ; Nhâm Tý mạnh đông « fait au 10ème mois de l’année Nhâm Tý » (1852) ; Đinh Tỵ, Đinh Tỵ niên chế (1857) ; Mậu Thìn, Mậu Thìn niên chế (1868), Tân Mùi…(1871), Tự Đức Tân Mùi ; Bính Tý ngự chế (1876), Bính Tý hàm chế « fait suivant les ordres en l’année Bính Tý ».

Règne de Khải Định (1885-1925) : Khải Định niên tạo, Khải Định niên chế, Khải Định niên hiệu ; Khải Định Tân Dậu niên tạo (1921), Khải Định Ất Sửu (1925).

A partir du règne de Minh Mạng, un certain nombre de pièces décorées de deux dragons crachant, l’un une boule de feu, l’autre de l’eau, sont marquées Minh Mạng niên chế « fait sous le règne de Minh Mạng », puis Thiệu Trị niên chế « fait sous le règne de Thiệu Trị ». A la mort du souverain, ces porcelaines sont placées sur l’autel du défunt, dans les temples dédiés à son culte. Sur certaines de ces pièces sont parfois alors gravés à la main des caractères qui en indiquent le nouvel usage : Lễ « en offrande » est l’une des plus typiques de ces mentions ajoutées.

L’empereur Thiệu Trị affectionnait particulièrement le décor ám long « le dragon se cachant dans les nuages » ainsi que la forme octogonale, d’influence occidentale : il commandait des services entiers décorés de dragons dans des médaillons (marque Thiệu Trị niên tạo). Mais il ne régna que six ans et il est très difficile de distinguer les pièces fabriquées sous son règne de celles commandées par son successeur l’empereur Tự Đức : tous les deux faisaient marquer certaines de leurs pièces du caractère Nhựt « jour ou soleil » dont leurs noms sont composés. Par ailleurs on retrouve sur des porcelaines de Huế les marques Nội Phủ…car les pièces anciennes (d’époque Lê-Trịnh ou du début des Nguyễn) servent souvent de modèles pour les pièces plus tardives, aussi bien en ce qui concerne la marque que le motif ou la forme. Pour distinguer les pièces originales des pièces de reproduction, il faut comparer la pâte, la couverte, la qualité des émaux et du trait…

Parmi les porcelaines destinées à l’usage de la Cour de Huế, les plus appréciées sont les pièces à décor ngũ liễu (les cinq saules), trúc lộc (bambous et daims), phi minh túc thực  (quatre oies sauvages en train de voler, de crier, de s’abriter et de manger), hạc rập : décor qui représente deux oiseaux à un seul œil et une seule aile, ne pouvant voler que par couple, symbolisant la pathétique histoire d’amour de l’empereur Han et de la concubine Dương :

« Au ciel, nous jurons de faire comme l’aile liée à l’oiseau (1)
Sur terre, nous formons le vœu d’être des liên lý chi »
(arbres aux branches inextricablement  emmêlées) ;

ou Bá Nha Tử Kỳ, où l’on voit Bá Nha, vieux mandarin et grand musicien, assis dans une barque en train de jouer du luth. En cachette, Tử Kỳ, un jeune bûcheron, écoute attentivement. S’étant liés d’amitié grâce à la musique, ils se donnèrent rendez-vous l’année suivante au même endroit. Bá Nha attendit vainement et, apprenant la mort de son ami, cassa son instrument car personne d’autre ne pourrait plus désormais apprécier sa musique. Ces personnages de l’antiquité chinoise symbolisent l’amitié et la fidélité à la parole donnée.

Ces séries, de marques diverses, portent parfois des poésies écrites en caractères chinois ou en nôm, alors attribuées à de grand poètes dont Nguyễn Du (1765-1820), auteur du chef-d’œuvre national, le roman en vers Kim Vân Kiều. Envoyé en ambassade en Chine en 1813, il aurait commandé un service à thé au décor mai hạc (prunier et grue sacrée), accompagné de deux vers en nôm :

« Nghêu ngao vui thú yên hà
Mai là ban cũ hạc là người xưa »

(Tout en chantonnant, je me plais dans la contemplation du paysage,
Le prunier est un ancien ami, la grue sacrée une vieille connaissance)

Les pièces ornées de poèmes étaient destinées aux lettrés et aux mandarins civils, celles décorées de  paysages plutôt réservées aux mandarins militaires.

Toutes les porcelaines anciennes répondaient à des usages précis : bols, coupes, assiettes pour servir les mets…Certaines formes sont spécifiquement vietnamiennes. Ainsi le pot à chaux, servant à renfermer la chaux de coquillages utilisée dans la chique du bétel. Les pots sans anses sont pour la maison, les petits pots avec anses utilisés pour le voyage. On les trouve en forme de bouton de lotus, sphériques ou légèrement ovoïdes, portant un orifice circulaire ou ovale sur la partie supérieure du récipient, avec des anses terminées par des têtes de monstres ou des chauves-souris (symbole du bonheur).

Un peu moins ancienne que le pot à chaux, la pipe à eau, autre objet de porcelaine typiquement vietnamien, est un pot couvert de forme pansue, percé dans sa partie supérieure de deux trous : dans le plus grand, au centre, est introduit le fourneau en bois qui contient le tabac et dans le plus étroit, situé sur l’épaulement, le tuyau de bambou par lequel la fumée est aspirée. Les pipes anciennes, au décor peint à la main, sont généralement munies d’une monture en cuivre ou en argent ciselé qui se compose d’une bande enserrant le col sur laquelle est adaptée une anse mobile. Sur le modèle plus tardif, une bande encercle le haut et une autre le bas, reliées entre elles par deux paires de bandes verticales, l’anse étant ajustée comme sur le modèle précédent. La pipe à eau est souvent placée à côté du service à thé, le tout posé sur un plateau en ivoire, en bois joliment sculpté ou incrusté de nacre, de forme rectangulaire ou carrée.

Traditionnellement, les services à thé se composent d’une grande coupe en porcelaine posée sur une coupelle ronde et de quatre autres plus petites placées sur une deuxième coupelle plus grande. On verse d’abord le thé de la petite théière dans la grande coupe, dont le présentoir est rempli d’eau bouillante pour conserver le thé au chaud, puis le thé de la grande coupe dans les petites coupes pour le servir aux invités.

La porcelaine à décor en bleu sous couverte, fabriquée en Chine sur commande vietnamienne et datant de l’époque des rois Lê et des seigneurs Trịnh au Nord, retrouvée ultérieurement en partie dans le Bình Định, terre des Tây Sơn, puis finalement regroupée à Huế sous le règne de l’empereur Gia Long, est un témoignage émouvant de toute une période de l’histoire du pays. Par ailleurs, elle montre l’originalité d’un Vit Nam qui, malgré l’influence chinoise, garde sa propre identité culturelle à travers les âges : si la technique est purement chinoise, les thèmes des décors sont vietnamiens.

Cette porcelaine lisse et fragile, rare et recherchée aujourd’hui, est également un témoignage précieux de l’activité céramique chinoise du XVIIIème au XIXème siècle.

LES « BLEUS DE HUE» du début du XVIIIème au XIXème siècle

Par Loan de Fontbrune

 

(1) Ces vers viennent du poème Trường hận ca (Chant du regret éternel) de Bạch Cư Dị (Po Kiu Yi) :

« Tại thiên nguyện tác tị dực điểu
Tại địa nguyện vi liên lý chi »

« Trên trời nguyện làm chim liền cánh
Dưới đất nguyên làm cây liên cành  »

(Trần Trng San)

Photo à la une de Thierry Beyne

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