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Histoires vraies

 

HISTOIRES VRAIES

En queue de poisson

(Laaura Tasumer)

J’ai 13 ans et je suis invitée à ma première surprise party. Et ceci est une histoires vraies

Sensible à notre explosion de joie, la mère de ma meilleure amie m’invite à passer la nuit et me propose de  partager le déjeuner familial du lendemain. Femme de diplomate, la maîtresse de maison, trop souvent confrontée aux protocoles des dîners officiels, se fait une joie de congédier le personnel pour le week-end, d’emprunter le tablier de la cuisinière et de se transformer en mère de famille ordinaire. Notre enthousiasme et notre jeunesse dynamisent cette australienne de 50 ans, aussi petite et ronde que sa fille est grande et svelte. Seuls, leurs visages parsemés de taches de rousseur, la blondeur de leurs cheveux et leurs regards d’un bleu azuré marquent leur filiation.

Levée tôt, tirant son caddie derrière elle, elle se fond dans la foule du marché de l’avenue du Président Wilson. Bien que malmené par les gens, son corps exprime l’allégresse jusqu’aux quelques mèches de cheveux rebelles qui s’échappent de son chignon apprêté. En nage, ses joues sont rouge écarlate et légèrement perlées de gouttes de sueur quand elle pousse la porte de l’appartement… D’un œil satisfait, elle étale avec soin ses achats sur la table et se met au travail.

crevettes

Afin de dresser le couvert, elle ouvre l’imposante armoire normande de l’office et s’interroge devant l’empilement de nappes amidonnées : Quel sera le motif le plus élégant pour dresser une tablée digne de jeunes filles comblées de leurs premiers baisers ? Une nappe gracieusement fleurie de quelques roses aux tons légers met en valeur un service gris pâle finement perlé. Les verres à pieds transparents de couleurs vives rehaussent la tonalité des fleurs… Des serviettes en papier orange, parme et anis contrastent et rajeunissent le raffinement du décor.

Réveillées un peu tard, notre petit déjeuner n’est séparé du déjeuner que par la nécessité d’une douche rapide et d’un habillement hâtif afin de respecter les horaires de repas imposés par le maître de maison… Peu bavard, cet homme de taille moyenne, dont la calvitie centrale s’entoure de quelques cheveux rares et grisonnants, est la plupart du temps assis à son bureau chargé de dossiers ou élégamment installé dans son fauteuil club de couleur fauve, caché derrière un journal de langue anglaise. Vêtu quel que soit le jour de la semaine d’un costume trois pièces d’alpaga gris anthracite, il semble oublier sa présence parmi nous. L’iris très foncé de ses yeux, amplifié par l’effet loupe des verres de ses lunettes, se pose rarement sur son entourage. J’avoue que le personnage m’impressionne…

 

avocat

L’heure du déjeuner a sonné et la maîtresse de maison, aussi excitée que je suis surprise par cette ambiance familiale si différente de la mienne, s’empresse de placer ses hôtes… Le visage de son mari s’éclaire et je capte un regard bienveillant accompagné d’un début de sourire. Mon amie, d’un geste de la main chasse ses longs cheveux, rougit et salue son père. La petite sœur, de 2 ans notre cadette, ne cache pas sa jalousie et exprime vivement son indignation : pour quelle raison n’a-t-elle pas pu, elle aussi, sortir la veille ?

Je souris maladroitement, ne sachant sur quel pied danser face à la légère tension que je crois déceler. Un grand plat, porté tel un trophée à bout de bras par la mère et posé victorieusement sur la table déclenche des applaudissements. Les avocats garnis de grosses crevettes roses à la sauce cocktail émoustillent directement mes papilles et je sens avec horreur une pointe de salive humidifier la commissure de mes lèvres. La poitrine de la mère déjà prépondérante se gonfle de bonheur devant nos mines réjouies et affamées. Cérémonieusement, elle m’octroie deux moitiés d’avocats avant de servir les autres…

J’adore les avocats, les crevettes et la sauce cocktail et malgré moi je ne peux m’empêcher de laisser échapper quelques gloussements évocateurs. Au lieu de s’offusquer de ces manifestations bruyantes, la mère me regarde avec bienveillance, touchée par ma sincère admiration pour ses dons culinaires. Réconfortée par sa béate compréhension, je décide de mettre des mots sur l’extase que connaît mon palais. 

Je la regarde droit dans les yeux et m’exclame :

–  Madame, mad….

Le ton est crescendo et son visage s’empourpre en même temps que le mien. Emue, je lance dans un dernier souffle :

– Madame, madame c’est vraiment, vraiment, vraiment DEGUEULASSE !

Il m’arrive et je ne sais hélas absolument pas pourquoi, tant le sens est loin de lapsus révélateurs et totalement incongru, de dire exactement le contraire de ce que je pense … Par exemple «  j’ai chaud » alors que je tremble de froid, « bonjour monsieur » alors que la personne est manifestement une dame. Jamais encore, cet étrange problème d’emploi de vocabulaire contraire ne m’avait surpris dans ce type de situation !

 

Aujourd’hui encore, j’entends ma voix claire profaner ce déjeuner. La tristesse de la scène qui accompagna le silence pesant qui s’ensuivit ainsi que la honte cuisante qui s’empara de moi me brûlent encore. La vision de mon adorable hôtesse, statufiée, la bouche bloquée en position cul de poule respirant tel un poisson dans un bocal, ses grosses joues virant du pourpre au violet, ses mains jointes en prière devant les autres convives médusés, leurs cuillères vides ou pleines stoppées en pleine course, reste un cauchemar… Blême, les oreilles encore pleines de l’écho de mes paroles, pétrifiée sur ma chaise, je sentais que toute tentative d’excuses de ma part ne ferait qu’amplifier le désastre causé par ma pathologie du contraire.

Comment expliquer à une femme adorable que vous venez d’anéantir,  que vous étiez à mille lieux de penser que votre syndrome du contraire vous jouerait ce tour là ?  Essayez de l’informer que vous souffrez d’un mal étrange et inconnu pour lequel aucun praticien n’a jamais été formé ! Que pour votre plus grande honte, pas plus tard que la veille, vous avez encore pour la énième fois, salué d’un « bonjour madame » votre voisin chéri, un  vieux monsieur, ex ambassadeur de Syrie, que vous admirez et aimez comme le grand-père que vous n’avez jamais connu !

J’ai bafouillé sans conviction :

– Je voulais dire, vraiment excellent..

J’aurais aimé partir en courant. Un sourire crispé a élargi le rond formé par la bouche de mon hôtesse. Le père a posé sa cuillère. Mon amie et sa sœur ont posé sur moi un regard plein d’interrogation. Le reste du déjeuner eut des allures d’enterrement …

Je suis partie aussi vite que la bienséance m’y autorisait…

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